Editions Gallmeister
Douglas Pike n’est plus l’effroyable truand d’autrefois, mais il a beau s’être rangé, il n’en est pas plus tendre. De retour dans sa ville natale proche de Cincinnati, dans les Appalaches, il vit de petits boulots avec son jeune comparse Rory, qui l’aide à combattre ses démons du mieux qu’il peut. Lorsque sa fille Sarah, disparue de longue date, meurt d’une overdose, Pike se retrouve chargé de sa petite-fille de douze ans. Mais tandis que Pike et la gamine commencent à s’apprivoiser, un flic brutal et véreux, Derrick Krieger, manifeste un intérêt malsain pour la fillette. Pour en apprendre davantage sur la mort de Sarah, Pike, Rory et Derrick devront jouer à armes égales dans un univers sauvage, entre squats de junkies et relais routiers des mauvais quartiers de Cincinnati.
Décidément en ce moment je lis des premiers romans d’auteurs américains et systématiquement je tombe sur de véritables pépites…ils ont trouvé un filon là-bas ou quoi ? Bien que plus jeune que Donald Ray Pollock dont j’ai chroniqué le sublime roman il y a quelques semaines, Benjamin Whitmer a le même genre de parcours et de talent…celui de vous happer et de ne plus vous lâcher. Les deux hommes viennent d’ailleurs tous deux de l’état de l’Ohio…La revanche de l’Amérique profonde ?
Que dire de ce roman ? L’écriture est superbe, racée, sans concession. Les phrases sont ciselées et font mouches systématiquement. L’histoire est d’une noirceur et d’une désespérance absolue. Les personnages complètement et irrémédiablement à la dérive. Tout sent la misère, la folie, l’alcool, la drogue, le sexe triste et la crasse. Les paysages eux-mêmes sont d’une tristesse infinie « Momifiés dans leurs combinaisons de ski, deux tout jeunes enfants jouent dans la neige gris charbon devant la petite maison. Le ciel au-dessus d’eux semble un immense vomi répandu sur la ville » ou encore « Pike descend Mulberry street au ralenti, une main posée sur le volant, scrutant la surface chiffonnée de cette rue d’Over-The-Rhine de ses yeux gris plissés. Les fissures béantes de la terre sous les fondations des étroits immeubles victoriens. Les petites pelouses jonchées de détritus et de bris de verre. La neige lacérée de pisse jaune. Il passe devant une grappe de jeunes types debout à un carrefour : leurs yeux noirs et chauds lui collent à la peau comme de la poix fondue. » Si ce n’est pas de la force d’évocation, je veux bien me pendre !

Je ne vais surtout pas commencer à vous citer des extraits du bouquin car tout risque d’y passer. Les chapitres sont courts ce qui donne l’impression d’une certaine urgence et malgré tout la vie des personnages est comme enlisée, sans véritable porte de sortie sauf celle d’une issue fatale. Il y a un véritable lyrisme chez cet auteur, une intelligence des situations également ainsi qu’une dose d’humour (noir). C'est l'histoire d'un homme tourmenté et hanté par ses fantômes, ratrappé par son passé. C’est un roman extrêmement dur qui se déroule entre les squats, les immeubles sordides, les bordels glauques, les relais routiers et les pubs crasseux, les maisons plus ou moins délabrées. Le décor est comme perverti mais jamais autant à la dérive que les personnages eux-mêmes. Que ce soit les macs, les putes, les flics pourris, les truands repentis, les junkies…tout ce petit monde est complètement dysfonctionnel et corrompu. Les couleurs vont d’une palette de noir au gris, rien de plus vif si ce n’est le bleu des ecchymoses ou le rouge du sang.
Dans ce chaos il y a pourtant Wendy, une jeune gamine, petite-fille de Pike, qui ne se sépare jamais de son chaton « Monster ». Intelligente, vive et écorchée, elle a perdu sa mère dans des conditions absolument atroce (cœur sensible s’abstenir), et peine à se rassembler, courageuse et fière.
Il y a un très beau dialogue avec son grand-père qu’elle ne connaît pas véritablement, je ne résiste pas à vous en donner une partie…
- J’ai une question à te poser, dit-elle d’une voix dure. Un bras de courant d’air filant au ras du plancher depuis la fenêtre vient remonter le long des jambes de Pike. - Je n’ai rien découvert que tu ne saches déjà, répond-il. Le petit menton de Wendy oscille de bas en haut.
- Je suis désolée de t’avoir craché dessus, dit-elle. Et je suis désolée de ne pas t’avoir parlé.
- Rien ne t’oblige à parler à qui que ce soit si tu n’as pas envie de le faire. Moi compris.
- Je sais quel genre de mère c’était. Mais (son menton se plisse, tremblote), je ne sais pas comment dire.
Pike se penche en avant et joint ses mains en un seul poing devant sa bouche. - J’ai abandonné ta mère quand elle était encore plus petite que toi. Il fallait que j’affronte l’étendue des dégâts.
Elle baisse les yeux et il ne voit plus rien d’elle que le haut de sa tête
- Pourquoi tu l’as abandonnée ?
- Je ne connais pas la réponse à cette question. Tout ce que je pourrais te dire serait un mensonge.
- Tu ne voulais pas d’elle ? Quand elle était enfant ?
- Non, c’est pas ça, dit Pike. Je l’ai toujours aimée autant que j’en étais capable. Mais je n’étais pas quelqu’un de très capable.
Voilà. Ce roman est captivant et possède un authentique magnétisme. Si vous êtes amateurs de romans noirs précipitez-vous, c’est beau, poignant et ma foi assez poétique par moment. C’est également dérangeant et ça laisse un arrière-goût amer dans la bouche, mais en ce qui me concerne je lis ce genre de littérature exactement pour ça…être bousculée. Ce roman remplit parfaitement son office…une fois la lecture achevée, vous vous ébrouerez comme un jeune chien histoire de ne pas garder trop de cette poisse et de cette noirceur collées aux basques.
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